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Thierry Germain

3 septembre 2007

La saga de la Maison blanche

La saga de la Maison74_4 blanche

Jean-Luc Hees

Edition Presses de la

Renaissance, octobre 2006,

43 pages, 21 €

Par Thierry Germain

0n ne doit pas trop demander aux jeunes nations, mais tout de même. Voilà précisément ce qu’a dû penser la vénérable et digne reine d’Angleterre, un certain jour de 1976, lorsque, au moment de se lever pour ouvrir le bal, à l’invitation tout de même du président des Etats-Unis Gérald Ford, elle entendit retentir les premiers accords de « The Lady is a stramp », soit grosso modo « La dame est une coureuse ». Shocking ! Nul doute que malgré sa royale condition, la reine n’ait savouré de façon fugitive le souvenir des troupes anglaises incendiant la Maison blanche un certain 14 août 1814. Et comme l’auguste bâtisse devait par ailleurs beaucoup à un architecte irlandais fraîchement débarqué dans le Nouveau Monde (lequel eut à diriger soit dit en passant des équipes presque exclusivement composées d’esclaves), l’honneur de la couronne était sauf. En nous contant de façon instruite et fort agréable l’histoire de la mythique construction, profitant de l’occasion pour nous balader à sa guise mais non sans à-propos dans l’histoire américaine, Jean-Luc Hees nous invite aussi à relever avec lui quelques-uns des traits saillants qui, depuis ses origines pas si lointaines, caractérisent la fonction présidentielle aux Etats-Unis. L’un des plus évidents bien sûr est le charisme. Et pour l’asseoir, l’arme la plus communément maniée et la mieux affûtée par tous les occupants du 1600 Pensylvania Avenue est sans conteste l’humour. Demandez plutôt à ce pauvre Chauncey Depew, sénateur de New-York, qui commit un jour l’erreur de poser sa main sur l’estomac plutôt vigoureux du président Taft, tout en lui demandant : « Comment nommerez-vous cet enfant, Mr le Président ? » et s’entendit répondre : « Eh bien, si c’est un garçon, William, une fille, Theodora, et si ce ne sont que des vents, je les appellerai Chauncey ». Interrogez l’aimable Georges B. McClellan, général de l’armée fédérale lassé des interventions incessantes de Lincoln dans la conduite des opérations, et qui par provocation lui envoya un jour ce télégramme : « Au Président Abraham Lincoln, Maison-Blanche, Washington DC. Venons de capturer six vaches sudistes. Quelle est la suite à donner ? », et reçut pour réponse : « Au Général McClellan, armée du Potomac : pensez à les traire ». Le même Lincoln, dont la laideur était légendaire, et alors qu’on lui prêtait le goût du double jeu, devait répondre in petto : « Avec la tête que j’ai, croyez-vous que si j’avais deux visages, j’utiliserais encore celui-là ? ». Considérez enfin que devant commenter assez souvent l’affiche de « Bonzo for the bedtime », l’un des nombreux nanars qu’il avait tourné et sur laquelle il apparaissait au lit avec un singe, Reagan avait pris l’habitude de préciser : « le singe, c’est celui des deux qui ne porte pas de montre au poignet". Tous les présidents n’ont pas ce sens du mot immédiatement. Prévenu de la mort du président Harding, son vice-président, Coolidge, devait asséner aux porteurs de la nouvelle cette sentence peu faite pour s’inscrire dans les manuels d’histoire : « on ferait mieux de boire un verre ». Peu sophistiquée mais frappée au coin du bon sens, cette première formule ne devait pas empêcher ce président surtout connu pour son art de la sieste de multiplier bons mots et attitudes cocasses, jusqu’à énoncer ce programme qui vous en rappellera d’autres : « notre système bancaire est encore imparfait, nos fonctionnaires pas infaillibles, l’avenir peut se révéler meilleur ou bien pire, augmenter les impôts n’a pas l’air d’une idée très populaire et finalement la seule solution au chômage, c’est le travail ». Du parler vrai avant l’heure ! Ce sens du verbe s’est souvent exercé à l’encontre des adversaires, et l’inventaire complet de ces aimables formules ferait des Etats-Unis, contre l’avis même de ses détracteurs, l’une des plus performantes démocraties du monde. Wilson sur Chester Arthur : « Nous parlons là d’une non-existence affublée de favoris ». Teddy Roosevelt sur Mc Kinley : « Il a la colonne vertébrale d’un éclair au chocolat ». Les gens de son parti sur Truman, alors même que celui-ci était bien sûr en pleine santé : «Que ferait Truman s’il était vivant ?». Plus direct et bien dans son style, de Nixon : « Ford ne peut pas marcher et péter en même temps ». Plus tard, les publicités négatives viendront sophistiquer le système : souvenez-vous de cette affiche où figurait Nixon, avec cette légende : « Achèteriezvous une voiture d’occasion à cet homme-là ? ». Suivant le sage conseil de Coolidge (« Si vous ne dites rien, on ne vous demandera pas de le répéter »), certains feront de cet art bien particulier une part essentielle de leur fonction, sans qu’aucun à ce jeu ne puisse jamais surpasser Eisenhower. Au point que l’un de ses voyages serait un jour qualifié de « tour du monde en quatre-vingt platitudes ». Le verbe, le vrai, a aussi sa part dans cette saga. Du discours de Gettysburg de Lincoln à celui d’investiture de Kennedy, des envolées progressistes de Johnson aux plaidoyers pacifistes d’Eisenhower, sans omettre la petite phrase lâchée par Wilson alors que le Congrès l’applaudit debout Comme il est curieux d’applaudir un homme qui envoie des jeunes gens à la mort »), l’auteur a plus d’une occasion de rappeler que le « bon mot », c’est-à-dire le mot juste, est le coeur même du discours politique, c’est-àdire d’une vision appliquée à un temps et à un lieu. Vous aurez compris que les anecdotes, les drames, les amours aussi, les décors historiques brossés à grands traits et les saynètes qui font le quotidien de l’Homme, fut-il le plus puissant du monde, occupent une large part du livre de Hees. Le mystère aussi : que contenait le télégramme codé reçu sur un navire de guerre par le président Harding et qui, le laissant prostré sous le choc, devait causer peu de jours après et à peine débarqué cette mort aujourd’hui encore inexpliquée ? On croise enfin des traits plus structurels de la vie politique, méricaine certes mais pas seulement. Ne serait-ce pas pour sa connaissance des rouages et son art d’en jouer que le sénateur Lee O’ Daniel avait plaisamment été surnommé « Papy passe les biscuits » ? N’est-ce pas son usage immodéré des premières enquêtes d’opinion qui valut à Mc Kinley cette remarque d’un sénateur : « il se penche tellement vers le sol qu’il a les oreilles pleines de sauterelles » ? Enfin, quels furent les sentiments de l’excellent Benjamin Harrisson lorsqu’il découvrit qu’il ne pouvait nommer pas même un membre de son cabinet, toutes ses places ayant été vendues durant la campagne ?Plaisant, instructif à sa façon, haut en couleurs souvent même si délibérément très anecdotique, ce livre fait mentir Eisenhower dans sa définition très personnelle de l’intellectuel : « un homme qui utilise davantage de mots qu’il n’en faut pour en dire plus qu’il n’en sait »il a fait exactement le contraire. Et on le suit sans se faire tirer l’oreille.

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1 septembre 2007

John Kerry

John Kerry

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Paul Alexander

Éditions dtes Presses de la Cité, septembre 2004,

396 p., 18,5 €.

John F. Kerry, Objectif Maison-Blanche

Benoît Clair

Éditions Du Félin, septembre 2004, 240 p., 17,9 €.


Par Thierry Germain

Disons-le tout net : je vais vous décevoir. Certes il s’en est fallu de peu, de très peu même. Pourtant, il faut regarder la vérité en face, sans fard : de ces livres-là, choisis parmi d’autres, de ces deux ouvrages sur John Kerry, indubi- tablement, irrémédiablement et sans la moindre hésitation, le plus Des pas derrière lui... Très mauvais signe... Mais qui pourrait bien le suivre au beau milieu de la nuit, dans cette rue étroite dans le fin fond du port ? Et ce alors qu'il vient de réussir le coup dont il a rêvé toute sa vie ! Qu'il ne lui reste plus qu'à disparaître avec son butin sans laisser de trace ! Serait-ce l'un de ses nombreux collègues qui a eu la même idée que lui, l'a observé en secret et a attendu cet instant précis pour lui dérober le fruit de son travail ? Ou bien seraient-ce plutôt  les pas de l'un des innombrables gardiens de la paix de Marseille, prêt à faire claquer d'étincelantes menottes autour de ses poignets ? Son ordre -"Ne bougez plus !"- résonne déjà dans ses oreilles ! Se sentant traqué, il se retourne brusquement et aperçoit un étroit passage. Sauvé ? En un éclair, il vire à droite et disparaît entre les deux bâtiments, manquant de justesse de trébucher sur la poubelle renversée en plein milieu de la ruelle. Il tâtonne dans l'obscurité, cherchant désespérément une issue. Tout à coup, son sang se fige : il vient de comprendre que la seule et unique façon de s'échapper de la petite cour intérieure au milieu de laquelle il se trouve est... de faire demi-tour et de repasser par le passage qu'il vient d'emprunter. Mais pendant ce temps, les bruits de pas se rapprochent inexorablement. Déjà, une sombre silhouette apparaît au coin de la rue. Ses yeux scrutent nerveusement l'obscurité, à la recherche du salut. Va-t-il vraiment échouer, maintenant, si près du but, après tant d'efforts et toutes ces années passées à forger son plan ? Il s'adosse au mur contre lequel il s'aplatit comme il le peut, dans l'espoir de pouvoir échapper aux regards de son poursuivant. Soudain, il décèle le grincement presque imperceptible d'une porte qui bat tout près de lui au vent nocturne. Serait-il enfin sauvé ? Il avance à pas feutrés en direction de la porte... Mais sur quoi va-t-elle s'ouvrir ?

Des pas derrière lui... Très mauvais signe... Mais qui pourrait bien le suivre au beau milieu de la nuit, dans cette rue étroite dans le fin fond du port ? Et ce alors qu'il vient de réussir le coup dont il a rêvé toute sa vie ! Qu'il ne lui reste plus qu'à disparaître avec son butin sans laisser de trace ! Serait-ce l'un de ses nombreux collègues qui a eu la même idée que lui, l'a observé en secret et a attendu cet instant précis pour  lui dérober le fruit de son travail ? Ou bien seraient-ce plutôt  les pas de l'un des innombrables gardiens de la paix de Marseille, prêt à faire claquer d'étincelantes menottes autour de ses poignets ? Son ordre -"Ne bougez plus !"- résonne déjà dans ses oreilles ! Se sentant traqué, il se retourne brusquement et aperçoit un étroit passage. Sauvé ? En un éclair, il vire à droite et disparaît entre les deux bâtiments, manquant de justesse de trébucher sur la poubelle renversée en plein milieu de la ruelle. Il tâtonne dans l'obscurité, cherchant désespérément une issue. Tout à coup, son sang se fige : il vient de comprendre que la seule et unique façon de s'échapper de la petite cour intérieure au milieu de laquelle il se trouve est... de faire demi-tour et de repasser par le passage qu'il vient d'emprunter. Mais pendant ce temps, les bruits de pas se rapprochent inexorablement. Déjà, une sombre silhouette apparaît au coin de la rue. Ses yeux scrutent nerveusement l'obscurité, à la recherche du salut. Va-t-il vraiment échouer, maintenant, si près du but, après tant d'efforts et toutes ces années passées à forger son plan ? Il s'adosse au mur contre lequel il s'aplatit comme il le peut, dans l'espoir de pouvoir échapper aux regards de son poursuivant. Soudain, il décèle le grincement presque imperceptible d'une porte qui bat tout près de lui au vent nocturne. Serait-il enfin sauvé ? Il avance à pas feutrés en direction de la porte... Mais sur quoi va-t-elle s'ouvrir ?

Des pas derrière lui... Très mauvais signe... Mais qui pourrait bien le suivre au beau milieu de la nuit, dans cette rue étroite dans le fin fond du port ? Et ce alors qu'il vient de réussir le coup dont il a rêvé toute sa vie ! Qu'il ne lui reste plus qu'à disparaître avec son butin sans laisser de trace ! Serait-ce l'un de ses nombreux collègues qui a eu la même idée que lui, l'a observé en secret et a attendu cet instant précis pour  lui dérober le fruit de son travail ? Ou bien seraient-ce plutôt  les pas de l'un des innombrables gardiens de la paix de Marseille, prêt à faire claquer d'étincelantes menottes autour de ses poignets ? Son ordre -"Ne bougez plus !"- résonne déjà dans ses oreilles ! Se sentant traqué, il se retourne brusquement et aperçoit un étroit passage. Sauvé ? En un éclair, il vire à droite et disparaît entre les deux bâtiments, manquant de justesse de trébucher sur la poubelle renversée en plein milieu de la ruelle. Il tâtonne dans l'obscurité, cherchant désespérément une issue. Tout à coup, son sang se fige : il vient de comprendre que la seule et unique façon de s'échapper de la petite cour intérieure au milieu de laquelle il se trouve est... de faire demi-tour et de repasser par le passage qu'il vient d'emprunter. Mais pendant ce temps, les bruits de pas se rapprochent inexorablement. Déjà, une sombre silhouette apparaît au coin de la rue. Ses yeux scrutent nerveusement l'obscurité, à la recherche du salut. Va-t-il vraiment échouer, maintenant, si près du but, après tant d'efforts et toutes ces années passées à forger son plan ? Il s'adosse au mur contre lequel il s'aplatit comme il le peut, dans l'espoir de pouvoir échapper aux regards de son poursuivant. Soudain, il décèle le grincement presque imperceptible d'une porte qui bat tout près de lui au vent nocturne. Serait-il enfin sauvé ? Il avance à pas feutrés en direction de la porte... Mais sur quoi va-t-elle s'ouvrir ?

1 septembre 2007

Douloureuse Russie

Douloureuse Russie ; journal d’une femme, en colère 

Anna Politkovskaia 

Editions Buchet-Chastel,                                                                            

septembre 2006, 300 p., 25 €.

par Thierry Germain                                                                

Gæalina Starovoïtova était l’une des dirigeantes du mouvement démocrate russe. Elle est morte assassinée dans le hall de son immeuble, le 20 novembre 1998. Elena Tregoubova était une journaliste très critique envers Vladimir Poutine. Ayant de peu échappé à un attentat à la bombe, elle a choisi de quitter le pays. 

Anna Politkovskaïa est restée. Elle est morte assassinée dans le hall de son immeuble, le 7 octobre dernier. «Ai-je peur ? ». Ainsi conclutelle son dernier ouvrage. Non la dernière phrase – elle n’aurait pas aimé qu’il y en eut une. Le dernier chapitre, qu’elle nomme « conclusion ». « Ai-je peur ? » Pas pour elle. Pour la Russie. « Peut-être ne serai-je plus de ce monde, mais il ne m’est pas indifférent de savoir  comment vivront mes enfants et mes petits enfants ». Un peu pour elle quand même. Lucide : « Je vois tout, que ce soit le bien ou le mal ». Mais déterminée : « Je me refuse de me cacher et attendre des jours meilleurs dans ma cuisine, comme le font les autres ». Alors elle dit tout, le bien un peu, mais le mal surtout, tellement le mal. 

La Russie d’Anna, tout au long des pages de son journal de colère, ce sont des députés intimidés par des sacs d’organes humains qu’on leur lance par la fenêtre ; c’est le ras-le-bol grandissant exprimé dans ce « vote contre tous » qui ne cesse de progresser ; c’est Poutine affirmant : « A quoi peut bien servir une émission qui invite des perdants » ; c’est la propiska, cette carte d’identité qui attache le Russe là où il vit ; c’est une pantalonnade présidentielle dans laquelle un leader présente son garde du corps quasi-analphabète, pendant qu’un autre, enlevé et drogué au sérum de vérité, finit piteusement par se réfugier à Londres ; ce sont les incessantes exactions de l’armée ou l’affligeante hypocrisie des oligarques et des popes. 

La Russie d’Anna, ce sont ces disparus tchétchènes qui rythment son journal, et comme une sombre respiration, cette même phrase lancinante et brutale avec chaque fois un autre nom, une autre vie : « Personne ne sait où il/elle se trouve ». La Russie d’Anna, c’est la dramatique, la douloureuse,  l’inexcusable et pourtant si compréhensible résignation du peuple, de son peuple, comme si le long calvaire des Russes à travers siècles et régimes ne devait jamais cesser, comme si un ironique destin, inflexible et tenace, avait choisi de faire sur cette terre et pour eux, toujours, comme une antichambre de l’enfer. 

La Russie d’Anna fait mal au coeur et aux tripes. Celle de Daniel, l’orphelin, « chandelle qui brûle dans l’obscurité ». Celle de cette autre enfant, portée par son frère, et protégée du froid par une mince couche de papier peint. Celle de Nadejda et d’Alexandre,son fils tué en Tchétchénie, maman brûlante de douleur et de revanche. Celle d’Hurcheda Sultanova, massacrée à 9 ans en plein Moscou par des skinheads, parce que tadjike.  « Le soir tombe sur la Russie. Les nains ont des ombres immenses » entend Anna au plus profond des rues de Moscou, là où se disent les mots que même le pouvoir ne peut saisir. Le soir tombe, et le froid. Bernard Guetta, quel fatal enchaînement des hommes et des consciences fait que vous avez dû écrire ce peu de mots pourtant si justes, et si douloureux : Anna est morte « comme meurent, à l’automne, les dernières fleurs du printemps, victimes du froid qui revient »1 ? Un froid qui est un peu le nôtre.Un froid mortel qu’il serait plus mortel encore d’ignorer. Un froid qui nous guette puisqu’il est partout et puis nulle part, vaincu souvent puis encore vainqueur.Un froid qui court l’Histoire et le monde. Un froid qui aura eu raison d’Anna. Le froid d’Anna. Lisez son livre. 

1 - L’Express, 12 octobre 2006, 

par Thierry Germain 

1 septembre 2007

les bullocrates

Les bullocratesCapturer

Jean-François Kahn

Editions Fayard, septembre

2006, 15 €.

Par Thierry Germain

Bruno Fuligny est un initié. Il fait partie des quelques uns qui peuvent pousser la porte du commissariat du 5eme arrondissement sans la moindre appréhension. Il s’y rend pourtant pour voler, et ne craint pas de commettre ces larcins au coeur même d’une annexe de la Préfecture de police. C’est que la « maison » a installé là ses archives. Et dans ces monceaux de rapports et de papiers jaunis, l’auteur a su débusquer de savoureux documents : les notes relatives à la surveillance d’une catégorie bien particulière de particuliers, les renseignements, ragots et tuyaux plus ou moins creux consacrés années après années aux faits et méfaits des plus grandes plumes de notre panthéon littéraire, La police des écrivains1. La lecture de ce joli opuscule paru chez Horay est fort réjouissante et parfois même un brin émouvante. Que l’on y livre le détail des agapes de Victor Hugo, que l’on y décrive Jules Vallès au seuil de la mort ou que l’on y relève les annonces équivoques passées à pleins journaux par l’incorrigible Willy, on le fait dans un style qui n’a rien à envier aux romanciers que l’on épie. Lorsqu’un certain Lombard rapporte les échappées de  Rimbaud et Verlaine vers Bruxelles, il écrit joliment que les deux poètes allèrent goûter en Belgique « la paix du coeur, et ce qui s’en suit ». Le même rendant compte d’une surveillance des adeptes « de la Rosette » nous livre le portrait saillant « d’un nommé Cabaner, musicien excentrique, compositeur toqué, qui doit taper du piano dans un café chantant, auprès des Invalides ». Qui parlait de la sécheresse des rapports administratifs ?

Que je vous rassure : nous ne nous éloignons pas de notre sujet. D’abord le livre de Fuligny aborde la politique, la surveillance ne se limitant pas aux apartés gastronomiques et aux évocations graveleuses. Voilà comment est « analysé » l’engagement de Vallès, sa fameuse rage évolutionnaire : l’homme, dit-on, « espère trouver dans un bouleversement social la fortune que son caractère débauché et paresseux ne lui permet pas de demander à un travail régulier ». Et de raconter que, lors de son exil londonien, le plus grand regret de Vallès était d’avoir raté durant la Commune le pillage qui lui était alors offert de… la Banque de France ! Surtout il nous ramène soudain vers Jean-François Kahn lorsque Victor Hugo, parlant du gouvernement,se présente comme le « croque-mitaine pour ces ramollis». Il n’est pas si loin de Sarkozy (ou d’autres) lorsque le même proclame que « la France est perdue si un génie ne vient pas la tirer violemment de l’abîme dans lequel elle s’enfonce tous les jours ».

Et l’on est au coeur du sujet lorsqu’il lâche enfin, à bout de patience, que les gouvernants « ont perdu à ce point toute espèce de sens moral qu’ils n’ont même pas conscience de la terrible situation dans laquelle se trouve notre malheureuse patrie ».

C’était en mars 1876, voici 130 ans. C’est aujourd’hui. Jean-François Kahn avait envie d’écrire un pamphlet : il ne s’est pas gêné. Aux bonnes âmes qui craindraient que notre emblématique patron de presse ne s’empoisonne avec son propre venin, je réponds sans les rassurer : trop tard, c’est fait ! Mais l’homme est immunisé, par son talent d’abord, son indépendance ensuite, sa constance enfin.

Le poison donc, pour n’y plus revenir. « Jacques Chirac, là où planait de Gaulle. Juste une respiration là où il y eut un souffle » ; « On est tombé de Giscard en Moscovici, la même chose mais décaféiné » ; « Jospin, l’homme qui instrumentalise une absence proclamée pour mieux comploter une omniprésence espérée » ; « Michel Barnier, tisane dopée à la camomille »…, l’on pense aux Tontons flingueurs du grand Audiard : « je dis pas que c’est juste, je dis que ça soulage ». Quand d’autres font de la thalasso, Khan se soigne par la plume. Et au passage ne manque pas de soigner ses contemporains, capitaux ou pas. Reste qu’il nous livre sur la période un livre important, sorte de résumé pimenté et sur-vitaminé des thèses qu’il expose semaine après semaine dans Marianne. Il y dénonce un système (la bulle), y décrit un échec (la vulgate libérale), y sacre un vainqueur (le néocapitalisme financiarisé), y démonte une méthode (déclin, réforme, rupture), y entrevoit un héros (Sarkozy), y revient sur un cas d’école (le 29 mai), y dénonce une tragique absente (la gauche), y décortique une forme historique (la droite) et y esquisse une solution (tous ensemble). Pas moins ! Le système, c’est évidemment la bulle. Assemblage de décideurs de tous poils, situés non pas en haut « mais en suspension » tant ils fonctionnent loin des réalités et en circuit fermé, cette bulle a comme irrépressible et délicat travers de niveler discours et références, et donc de littéralement « pétrifier le dire », lequel du coup ne peut retrouver son sens « qu’à partir du bas ». A l’instar de Bernard Kouchner, « mage par l’image quel que soit le son », discours experts toujours recommencés et penseurs en boucle font entendre une même musique qui à défaut d’être juste a pour elle d’être forte, sinon d’être unique. Qu’elle prenne la forme de la bien peu spontanée « déclinologie » ambiante (« L’Olympe adore qu’on tartine sur des crépuscules, pourvu que ce ne soit pas celui desDieux ») ou qu’elle organise le transfert de la gauche vers la droite de notions ou valeurs pourtant essentielles (nation, patrie, ordre, autorité, sécurité, famille…), cette lancinante mélodie vise d’abord à occuper tout l’espace démocratique moderne (donc hyper-médiatisé), et à ce niveau devient un dérèglement « non plus social mais mental ».

Irresponsable au sens premier du terme puisque « l’accès à la sphère supérieure oblitère toute notion d’erreur ou de vérité » (qu’on en prenne pour seul exemple l’attitude des grands patrons dans de multiples scandales récents), elle ne craint plus d’afficher son unité vantarde et consanguine à la face du peuple, comme lors du très médiatisé mariage de la fille de Bernard Arnault (« la bulle tenait congrès »). Puissants sans fausse pudeur, uniques décideurs en tous domaines, les bullocrates organisent un système où « plus rien ne renvoie à rien », déterminent au sommet du pays un ballet incestueux et obscène dont la perte de sens est chaque jour plus dangereuse.

Pour l’auteur, qui nous renvoie aux fêtes aristocrates qui enflammèrent ciel et regards à l’aube de la révolution, l’explosion est pour bientôt. Danger donc « pour ceux de la haute, à condition que cela renvoie non aux cimes mais aux échasses ».

L’échec, c’est la politique d’inspiration libérale mise en oeuvre depuis des années en France, avec les résultats que l’on sait. L’auteur se livre à un impressionnant bilan des libéralisations, déréglementations, privatisations, assouplissements, flexibilité en tout genre que notre pays a connu depuis les années 80. Et constate que, face à cet échec et pour nier leur responsabilité, les bullocrates avancent dans deux directions : la dénégation de leur propre travail (d’où l’immobilisme et le déclin : on n’aurait rien fait en France depuis des années) et la mise en cause du pays tout entier (irréformable vous dit-on).

Pourtant, ce n’est pas le libéralisme en lui-même qui est en cause mais sa forme la plus primaire, ce néocapitalisme financier qui est en train de tout emporter sur son passage (le véritable vainqueur de la période). C’est non la liberté mais « l’étouffement de cette liberté par la finance qui n’entreprend pas » qui est en cause. Bien illustré par ces conseils d’administration trustés par les mêmes hommes (peu de femmes), ce système qui concentre le progrès sur si peu d’être humains se bâtit non pas à partir mais contre les valeurs essentielles du libéralisme. Faudrait-il ici citer un passage entier du pamphlet de JFK ? Allons-y : « L’homme n’est plus à l’origine, mais à la remorque de la marchandise ; l’épargne est ridiculisée par l’endettement ; les plus-values passent par la destruction du travail comme valeur ; celui qui touche n’est plus celui qui crée ; la marque épuise la chose ; mieux vaut manipuler un avoir que fabriquer : retour à la rente ; le signe l’emporte sur le produit ; la spéculation informatisée subvertit la liberté d’entreprise ; la finance sans frontière engloutit et anéantit le capital productif ; la concentration asphyxie la pluralité ; la conquête et le contrôle des marchés permettent de verrouiller l’accès aux marchés en étouffant la concurrence ; la rentabilité essore la qualité ; la compétitivité condamne l’emploi ; les prises de pouvoir globales marginalisent la liberté d’entreprendre ; l’olographe escamote la petite propriété plurielle ; le modèle unique débouche sur une uniformisation universelle par assassinat des diversités ; la culture s’abîme dans le mercantilisme ; on refonde un néo-communisme, mais sur une base privatisée : la Chine néo-libérale et totalitaire comme nouvelle référence ; les anciens impérialismes s’effacent devant un seul, dont la pratique devient norme universelle ; sur les ruines d’un athéisme d’Etat perverti, touts les fondamentalismes cléricaux reviennent en force ; l’agressive centralité du capital financier enclenche, en réaction, un recentrage sur le sol, le sang, la race et Dieu ; on assiste aux émergences brutales de nouveaux blocs continentaux qui provoquent un effet tsunami au détriment des anciens espaces de civilisation. Colossal chambardement ! ».

Ignorante de cela, incapable d’en tirer les leçons, la bulle préfère donc masquer son échec au travers d’une méthode de gribouille, appuyée on l’a dit sur l’idée que la France immobile et irréformable décline dans le contexte mondial : détourner, retourner même l’idée de réforme, et ainsi dénommer toute mesure s’apparentant à une remise en cause, fut-elle régression ou recul. On n’organise plus le progrès, on décrète la rupture, puisque c’est bouger dont il s’agit, quels qu’en soient le sens ou le prix. « Il faut ruser, baptiser réforme la contre-réforme, rupture la contrerévolution, modernité la régression, conservatisme le recul, privilège une prime de dix euros ».

On peut aussi se souvenir des années 40, lorsque le modèle français prétendument en faillite devait s’adapter à tout prix, lorsque le modèle étranger (il y en a toujours un, même le pire) faisait foi et lorsque ces réformes « douloureuses mais inévitables » nécessitaient une politique de rupture qui faisait fi, dans sa grande nécessité, et de la république, et de l’honneur. C’est ce que JFK nomme le « logiciel logomachique » ou « syndrome de Coblence » : jouer ses intérêts contre son pays, et sa peau contre son peuple. Pour démonter ce discours dominant, Jean-François Khan excelle à lister toutes les réformes pourtant nécessaires que notre pays aurait évitées, édulcorées, repoussées ou différées ces dernières années, et qui n’empêchent en rien la bulle de développer son discours sur la réforme, quand ce n’est pas la rupture. Le parallèle devient alors à nouveau possible avec ces aristocrates de 1788 qui, prétendant remettre en cause le système monarchique pour en réalité conforter leur propre pouvoir, se trouvèrent bien démunis quand le peuple fut venu. Pour ne pas recommencer la même erreur, une seule solution : escamoter le peuple, donc le séduire. Là monte en scène le héros des bullocrates, « nombril suprême qui parle pour des centaines de ventriloques », homme chargé « de mobiliser contre la raison qui bout dans son cratère la tripe qui vous sort des entrailles », bateleur né qui doit organiser le « populisme » pour éviter le peuple, j’ai nommé (enfin, pas moi, JFK) Nicolas Sarkozy alias Petit César. Pourtant rien n’est simple. D’abord, la France va bien mieux que ce qu’en disent les bullocrates, puisque toujours « quand la cime fond elle préfère croire que c’est la vallée qui l’enterre ». Ensuite, on dispose depuis le 29 mai d’un cas d’école édifiant, d’une inédite mais avérée « cassure horizontale non entre le haut et le bas mais des profondeurs contre lesFragilité des conformismes ambiants lorsque l’urne peut devenir un défouloir, démonstration in vivo de la méthode bullocrate (« on ne cherche plus à convaincre, on diabolise »), fonctionnement en circuit fermé d’une caste dirigeante pleine de mépris, si engoncée dans ses certitudes qu’elle multiplie les erreurs tactiques et les provocations rédhibitoires, formidable remise en cause d’une pensée dominante post soixante-huitarde qui déguise ses renoncements politiques et sociaux (néo-libéraux donc) derrière un véritable tir de barrage libertaire sur les valeurs et les questions de société (« liberté de circulation des capitaux et du cannabis »), le référendum aura surtout montré que la suffisance et l’ampleur du verrouillage culturel déterminent en retour « la force, la radicalité et l’ampleur de la révolte ». Une leçon lourde de sens. Une leçon dont on sent bien que JFK aimerait que ce soit la gauche qui en profite, et que cela la sorte d’un lourd sommeil qui, dirait Jaurès, ressemble de mieux en mieux à la mort. « Conglomérat d’évitement, de non dit, de double langage et de ringardisme idéologique camouflé sous les frusques d’une modernité de pacotille », le bon docteur Khan n’est pas tendre pour notre gauche hexagonale.

Il ne l’est pas plus pour la socialdémocratie qui, si elle n’a pas à rougir de son passé, connaît, diagnostiquée pays par pays, une faiblesse certaine et selon lui pas forcément momentanée. L’erreur essentielle aura été de se tromper de cible, en dénonçant un libéralisme « classique » et en ne prenant pas la mesure des révolutions graves et profondes contenues dans le néocapitalisme dominant.

En « récupérant » les aspects les plus progressistes du libéralisme « véritable », la gauche aurait pu disposer d’une base idéologique solide et adaptée (concurrence réelle, production contre finance, travail contre spéculation, diversité contre uniformisation…), mieux combattre la « nouvelle horreur économique » et regrouper ainsi derrière elle toutes les victimes du « nouveau cours », recréant ainsi une véritable « front de classe » modernisé. A défaut, piégée par le concept ambigu de « populisme », abusant de l’antifascisme comme cachesexe, prisonnière d’une révolution idéologique non aboutie, corsetée dans un double langage perpétuel (lorsqu’il y a langage !), la gauche se languit. Pourtant, l’enjeu semble clair : « refonder un projet susceptible de réactualiser les quatre grandes aspirations constitutives de notre modernité : démocratique, sociale, nationale et libérale (républicaine) ». Et pour cela, repenser l’idée même de réforme, en considérant que « toute action qui remet l’être humain au centre du processus prend aujourd’hui une dimension révolutionnaire ». Reste que JFK fait d’abord, pour relever la France, confiance à la France. Sa solution : tous ensemble, dépasser « les faux clivages, les antagonismes artificiels et les divisions dissolvantes » pour que « quand la bulle explosera, la France soit prête ». On retrouve le « centrisme révolutionnaire » du directeur de Marianne, cette volonté de rassembler des « socialistes jauressiens » à « la droite authentiquement gaulliste » pour éviter que les extrémistes de toutes obédiences ne se piquent d’imposer leurs (pas très) propres solutions. En ce sens, il rejoint Roland Cayrol, lequel dans sa Nuit des politiques2 dit également sa confiance dans la France et ses citoyens, sa certitude d’une modernisation profonde et inéluctable de notre pays, ses doutes quant à la capacité des élites à être à la hauteur des enjeux et ses craintes de possibles dérapages face à l’absence de courage des politiques. Dans tous les domaines, les deux auteurs disent et redisent donc que c’est le haut qui défaille et le bas qui assure. Le ton est le même, pas tendre du tout pour nos élites, notamment politiques : « la balle est dans leur camp » conclut Cayrol. Elle est en tout cas bien arrivée ! Lecteur, je te laisse juge. J’ai au moins une certitude : si tu es arrivé jusque là, c’est que, bon sang, le sujet t’intéresse ! Alors achète et lis ces deux ouvrages. Et mesure toi-même si, comme le prétendent nos deux augures, le poisson France pourrit par la tête. •

1 - La police des écrivains, Bruno Fuligny, Editions Horay. 2 - La nuit des politiques, Roland

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Thierry Germain
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